Le Naufrage du Victoria
Une douzaine de victimes

Hier vers midi, la nouvelle du naufrage d'un paquebot de la Compagnie de Dieppe à Newhaven se répandait à Rouen et y causait une vive émotion.
Un de nos collaborateurs s'est rendu à Dieppe et nous a adressé les télégrammes suivants :


Dieppe, 13 avril, 8h.15 soir.

« Ce matin, à quatre heures quinze, le steamer Victoria, capitaine Clarck, de la Compagnie de Dieppe à Newhaven, trompé par un brouillard subit, approcha près des côtes dans les parages du Cap d'Ailly. Voulant regagner le large, le steamer s'enfonça entre les rochers d'Ailly, à 2.500 mètres du rivage et ne put continuer sa route.
Le steamer brisa son avant sur les rochers. Tous les passagers, au nombre de 94, affolés, couraient sur le pont.
Les canots furent mis à l'eau avec une vingtaine de passagers.
Un châle, enroulé dans la poulie, fit descendre le canot perpendiculairement et non horizontalement, comme il le fallait. Dans cette fausse manœuvre, une quinzaine de personnes tombèrent à la mer ; d'autres gagnèrent la terre à la nage.
Les naufragés ont été reçus chez la veuve Varin, dans l'hôtel des Bains et dans l'hôtel du Casino. On leur a procuré des vêtements et tous les soins.
M. Hendié, préfet de la Seine-Inférieure ; M. Fourcand, sous-préfet de Dieppe ; les autorités de Dieppe, M. l'ingénieur en chef Alexandre, M. Lhôpital, commissaire de la marine, M. Leclerc, capitaine de gendarmerie, sont arrivés sur le lieu du sinistre.
Dieppe, 9h. Soir.
Ma dépêche vous a appris la catastrophe. Ce que je ne vous ai pas dit encore, c'était l'inexprimable confusion qui s'est produite au moment où, le navire touchant les rocs, trois ou quatre sinistres craquements ont jeté l'émoi sur le navire.
Parmi les 94 passagers, quelques uns étaient debout dans leurs cabines, s'apprêtant au débarquement, car l'heure approchait, on le savait. Tout le monde se précipite sur le pont ; des cris partent de la foule, qui voit le navire avancer encore quelques minutes, puis virer de bord, et finalement, après une nouvelle secousse, rester immobile.
Bien peu ont pu garder leur sang-froid et écouter les supplications du capitaine Clarck, des ses officiers et de l'équipage, qui s'efforçaient de rassurer les passagers. On me cite un de ces derniers qui, comprenant la situation, et sachant que l'affolement pouvait tout perdre, mêlait ses exhortations à celles des officiers, « Calmez-vous, disait-il, n'ayez aucune crainte, la mer baisse, il n'y a aucun danger, peut-être même pourrons-nous gagner le rivage presque à pied sec. Faites comme moi ; voyez, je n'ai point d'appréhension, j'allume ma cigarette. »
Mais, hélas ! Prêcher d'exemple ne suffit pas dans une pareille occurrence. La terre était à plus de deux kilomètres. Ce n'était pas rassurant pour des passagers qui étaient sous le coup d'un si terrible réveil.
Et, tout comme dans l'accident du Furet, arrivé dans le port de Rouen
en décembre 1885, tous, hommes, femmes et enfants, s'entassaient sur le bord où, déjà, sur les ordres du capitaine, l'équipage mettait un premier canot à la mer. Il n'était pas encore à flot que quinze personnes s'y précipitaient. Vous savez le fatal accroc qui se produisit. Le mot n'est que trop juste ; c'est un misérable accroc qui a perdu tant d'existences.
Le châle d'une dame, qui s'était jetée des premières dans le canot, s'est pris dans une poulie des palans et en a arrêté le mouvement. L'autre palan, celui-ci d'avant, continuait à fonctionner, de sorte que le canot descendait à pic ; pour comble de malheur, quand le premier palan a été dégagé, une lame a fait chavirer le canot.
Vous voyez la scène. Tous les passagers trop hâtifs de ce canot avaient été submergés. Ce fut, à bord du vapeur, un long cri d'épouvante. On jetait des bouées et tout ce qu'on trouvait sous la main pour aider les malheureux qui reparaissaient à la surface à se soutenir sur l'eau. Sur le pont, un prêtre irlandais adressait une bénédiction suprême à ceux qui allaient périr, et ses prières dites à haute voix avaient une imposante solennité ; ce qui doit être une consolation pour ceux qui, groupés autour de lui, avaient l'horrible angoisse de penser que peut-être, parmi les morts, ils comptaient une mère, un père ou des frères.
L'équipage, officiers en tête, a fait admirablement son devoir – tous les survivants s'accordent à le dire- et s'est multiplié pour sauver les malheureux tombés en mer. Hélas, on n'a pu en ramener que trois à bord. On en voyait quelques uns qui s'efforçaient de nager vers la terre, mais bien peu ont du y arriver. Quel douloureux drame ce fut, ceux-là seuls peuvent le dire qui en ont été les témoins ou les acteurs. Le fait suivant le dit assez. Un jeune Anglais avait réussi à saisir une épave flottante et à se mettre à cheval dessus et il nageait ainsi.
« Tous les autres, a t-il dit plus tard, voulaient s'accrocher à moi. Ils étaient quatre, cinq, peut-être six, qui me prenaient par les pieds, s'accrochaient à moi et me criaient de les prendre. Mais je les ai repoussés à coup de pieds parce qu'ils m'auraient fait chavirer et je ne sais pas nager. »

Article paru dans le Journal de Rouen et des départements de la Seine Inférieure et de l'Eure en date du 14 avril 1887.

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